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Un peuple sous les lumières de la ville

Publié le 16-02-2023

Date de la publication : 16 février 2023
Source : Le comptoir
Autrice : Dania TORJEMANE

«  Tous les jours, sous la surface des lumières de Paris, des mineurs isolés survivent sur des quarts de trottoirs. L’arrivée sur le sol français révèle l’envers d’un rêve brûlé qu’ils ont osé avoir. Entre rejet des institutions, nuits blanches sous un ciel noir et désillusions mêlées à des espoirs qui s’amenuisent, ils sont là. Tout le temps. Combattant l’ignorance des passants, mais assurément résignés à devenir une lumière supplémentaire sous ce même ciel.

Dans son livre Ecce Homo, Nietzsche écrit à propos de la locution latine Amor Fati : « Ma formule pour ce qu’il y a de grand dans l’homme est Amor Fati : ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. Ne pas se contenter de supporter l’inéluctable, et encore moins se le dissimuler – tout idéalisme est une manière de se mentir devant l’inéluctable ; mais l’aimer. »

Le point de départ prend son origine un soir de juillet 2015, j’observe impatiemment un feu rouge dans le nord de la capitale. Dans tout ce capharnaüm, la danse des voitures fait apparaître dans mon champ visuel un signal bien distinct. Une silhouette me refuse le passage alors que le vert du feu me l’autorise. Je découvre son visage et me fige. Son corps frêle, sa taille pas tout à fait arrêtée, ses habits trop grands et ses yeux m’offrent un panorama sur la déchéance apparente d’un adolescent. Je le scrute. Assez pour comprendre qu’il n’est pas un énième ado à tuer le temps entre les voitures des rues de la ville. Il cherche une attention particulière, un contact humain qui voudrait bien le reconnaître, lui et sa détresse. Il se détache de mon chemin en agitant les bras, à la recherche d’un prochain halo derrière moi. Au ralenti, je revois les détails de ce moment qui ressemble à un feu allumé, indispensable à la vue de tous. Ce moment vif me pousse à chercher à en savoir plus sur lui, sur eux, ces enfants qui guettent. Progressivement, je comprends qui ils sont, ce qu’ils font, ce qu’ils attendent et ce qu’ils espèrent.

Eux, ce sont les mineurs isolés de Paris, une population fragile qui survit sur des quarts de trottoirs. Alors quand je pense à l’Amor Fati, je les fixe eux, affrontant Paris. Je scrute aussi ceux qui marchent dans les rues en déviant le regard pour éviter de rencontrer ceux qui pourraient les déranger. J’observe ce qui impose qu’on les regarde, quand plus rien ne les arrête, au pied d’un feu rouge. Pendant plus d’un an, devant cette porte que je fixe, la vision de ce que le mot « Humanité  » représente pour moi devient, chaque fois, un peu plus trouble. Tous les jours, des dizaines de jeunes sortent des institutions censées les protéger.

Je m’attarde sur cette fraction de seconde, entre le moment où le dispositif de reconnaissance de minorité les poussent vers la rue et le moment où ils se retrouvent, seuls, dans cette dernière.

Ce qui me frappe, c’est l’infini silence dans lequel ils plongent après avoir obtenu la réponse qu’ils espèrent tant. C’est cette errance qui reste en ma mémoire et qui restera, pour longtemps, je pense, la photographie mentale de cette expérience. Je suis à la recherche de ces yeux qui crient, sans mot dire. Ces yeux-là se trouvent devant cette porte qui s’ouvre et se referme continuellement. Chaque journée commence devant la porte du dispositif de reconnaissance de minorité et se termine sur un trottoir, entre deux lampadaires, à la nuit tombée.

Il y a des moments, des phrases, des postures, des gestes qui se détachent, et qui me renvoient, en pleine figure, ma propre impuissance. Je comprends très vite que cet espace restreint est dénué de tout espoir. De tout sourire. De toute beauté. De tout ce que Paris peut offrir. Comme si, dans certains endroits, il est normal que tout disparaisse, que tout s’efface, que tout s’ignore, que tout s’enflamme. Je n’attends pas très longtemps avant de comprendre pourquoi ma vision devient si trouble à chaque fois que j’approche de cet endroit. Ma vision devient trouble quand je vois un petit corps sortir fou de rage par la porte qu’il claque avec haine. Il est refusé. Lui aussi. Mais lui ne l’accepte pas. Ne le comprend pas. Ne veut pas l’admettre. Ne peut pas. Il veut être vu. Il veut être entendu. Il veut qu’on le sauve. Alors il fait ce que personne ne fait devant cette porte. Il enlève son manteau. Il hurle. Il crie. Il insulte. Il cogne. Encore et encore, mais pas de réponse. Alors il enlève son pull. Il les regarde de l’extérieur, mais eux ne le voient toujours pas. Il enlève son tee-shirt et à mesure qu’il crie, son visage devient rouge. Son torse n’est pas tout à fait celui d’un adulte et plus tout à fait celui d’un enfant. Je le vois qui ne comprend pas pourquoi on ne le croit pas. Il se jette sur une poubelle, prend une bouteille de verre et la brise en deux. Il approche le morceau resté dans sa main à sa peau. Il les regarde. Ils ne bougent pas. Personne ne bouge. Si personne ne regarde, il le fera. De l’intérieur de l’institution, ils le voient, mais ils ne bougent pas. Il poursuit son geste.

« Ce qui me frappe, c’est l’infini silence dans lequel ils plongent après avoir obtenu la réponse qu’ils espèrent tant. »

Encore aujourd’hui, je n’arrive pas à me défaire de cette séquence. Elle reste devant mes yeux, encore et encore. Son image ne s’efface pas. Ma vision se brouille lorsque des jeunes sortent de cette porte, complètement sonnés, complètement désorientés. Ils restent longtemps, faisant face à cette porte. Ils s’écroulent sur le trottoir d’en face sans savoir où aller, ni quoi faire.

Un jeune, Ousmane, me confie :

« Mais comment ils peuvent me dire que je ne suis pas mineur. Comment ils peuvent savoir juste en me regardant et en me posant trois questions, que je ne suis pas mineur. Je vais où maintenant ? Je fais comment ? »

Cette phrase, je l’entends dans toutes les langues, tous les jours.

Un jour, un autre jeune, Alpha, m’avoue :

« Moi je pensais que Paris ça allait être autrement. Que ça allait être le pays des droits de l’homme. Mais là… Je vais faire recours, je vais demander mon droit ! Je vais pas lâcher ! »

Un jeune, Thierno, près de lui, lance :

« Mais c’est long le recours, où on va aller pendant ce temps ? C’est injuste ! Ils nous regardent… Ah toi tu es robuste et mature donc tu es pas mineur. C’est quoi ça ? Comment c’est possible ? On a tout fait pour venir ici. Et là… Comme ça. »

« Quand des Parisiens regardent sans voir ces jeunes en furie, prêts à franchir les limites de leurs vies. »

Que répondre ? Que dire face à des jeunes qui se préparent à vivre sur des quarts de trottoirs ? Qu’expliquer à ces jeunes ? Que peut-on faire de leurs désespoirs ?

Ma vision devient trouble quand je lis sur le visage d’un jeune une forme de peur. Il sort avec un sourire aux lèvres et reste devant la porte. Il fixe cette grande baie vitrée où l’on voit les employés qui travaillent à accepter ou refuser des jeunes, parce que « ça se voit  » ou parce que « ça ne se voit pas ». Pour lui ça ne se voit pas, donc il sort. Il reste longtemps à regarder. Peut-être même trop longtemps. Il sort de sa poche la trousse d’hygiène qu’on a daigné lui donner en sortant. Comme si tout ce dont ces jeunes avaient besoin, après le rejet, se trouve entre une brosse à dent, un peigne, un shampooing et un rasoir. Le jeune en question regarde précisément le rasoir. Il jette le reste par terre. Il commence à désosser ce rasoir pour n’extraire que les lames. Son sourire s’affiche à nouveau et la peur que je lis sur son visage se transforme en vengeance. Il lève sa main et la passe entre les barreaux de la porte. Entre ses doigts, la lame de rasoir. Il la brandit vers eux, les responsables de sa mise à la rue. Il crie :

«  Je vous attends avec ça ! Regardez ! Avec ça ! »

Est-ce que ce mouvement, si violent, donne du sens à ce que j’observe ? Je n’en suis pas sûre.

Beaucoup de ces jeunes ont, en sortant de cette porte, un comportement qui dévie. Qui s’éloigne de toute normalité, de toute rationalité. Certains entrent dans une violence noire, d’autres sombrent dans le mutisme. D’autres encore ne sont tout simplement plus les mêmes en entrant et en sortant. Un jeune sort et se dirige droit vers moi. Il titube et rit :

« Oui ils m’ont refusé… Ils ont raison. Moi, tout le monde me refuse… »

Il me confie ces quelques phrases en marchant dangereusement sur la route, alors que des voitures passent tout près de lui, à vive allure.

«  Ce qu’il me reste à faire, c’est de faire n’importe quoi. Si je fais n’importe quoi, ça sera à cause d’eux. J’ai rien… J’ai plus rien… Comment je rattrape tout ce temps que j’ai perdu ? Je vais voler parce qu’ils ne me donnent rien. J’ai que ça à faire. Et ça sera à cause d’eux.  »

Il s’éloigne dans la rue et me lance un dernier regard et me dit :

« Il faut pas t’inquiéter pour moi. »

Devant cette porte, je continue de fixer ces jeunes à la dérive. Je prends le temps de comprendre et d’analyser ce qui constitue cette population. Mais le plus frappant, c’est que j’apprends beaucoup, peut-être même trop, sur le peuple parisien. Celui que je crois connaître parfaitement. Celui qui ne mérite plus autant d’effort, puisque j’y appartiens. Mes observations me mènent à constater, à prendre conscience que j’oublie certainement certaines choses sur ce peuple. Quand des Parisiens marchent devant la misère, ils ne s’arrêtent pas. Quand des Parisiens passent en accélérant le pas. Quand des Parisiens regardent sans voir ces jeunes en furie, prêts à franchir les limites de leurs vies. Mais surtout, quand un Parisien en particulier sort tout droit d’un cauchemar éveillé. Il arrive de loin. De très loin.

Mais pour une raison, jusque-là inconnue, pour la première fois depuis de longues années, je vois tout à fait clair, tout à fait nettement, ce qui arrive. Sur le trottoir, je reste devant la porte métallique qui ne cesse de s’ouvrir et de se refermer et qui laisse échapper avec elle des dizaines de jeunes qui se présentent demandant protection. Je me rapproche d’eux. De cette ambiance urbaine, trop silencieuse pour un espace restreint de Paris. À mesure qu’il s’approche, je sens que quelque chose va changer. Que quelque chose va définitivement briser la vision du Paris de mon enfance. Que mes yeux vont progressivement s’enfumer.

Il fait face à moi. Je continue mes discussions avec un jeune sur le trottoir sans y prêter attention, persuadée que ce n’est pas pour moi. Que c’est impossible que cela soit pour moi.

Qu’on ne voit ce personnage que dans les films. Il me dit « Vous devriez avoir honte. » Je m’arrête et le regarde fixement pour être sûre que ces mots sont pour moi. Il continue sa route sur quelques mètres, se tourne et lance «  Espèce de facho.  » Je le regarde. Il s’éloigne et de dos je sais qui il est. Je sais qui il est de loin et je le sais encore mieux de près. C’est ceux qu’on évoque dans l’Histoire de l’Humanité. Ceux qui font peur. Ceux qui ne veulent pas de ceux qui ne leur ressemblent pas. Ils ont le crâne rasé. Ils sont habillés en noir. Ils ont des chaussures prêtent à écraser des visages à même le sol. Ils se promènent avec des chiens dressés pour tuer, puisqu’ils ont besoin d’une muselière sur la gueule en pleine ville. Oui, c’est définitivement bien lui qui me fait face. Je le regarde s’éloigner. Je ne vois plus rien. Je ne vois plus mon Paris, plus mon peuple. Et je prends conscience à mesure qu’il s’éloigne que finalement, ils existent. Qu’ils sont bien là. Dans mon Paris. Je m’écarte un instant et je regarde ces jeunes qui n’ont pas compris. Je ne sais pas quoi faire. Ou même quoi dire. Je revois la scène au ralenti. Eux, ne savent pas encore que les temps dans lesquels ils s’installent vont devenir, à n’en pas douter, de plus en plus troubles.

« Au désespoir ambiant qui règne dans la ville la plus vivante du monde s’ajoute cette profonde solitude qui entaille nos consciences vives.  »

Il y a les moments de jour, où tout est visible. Tout est clair pour donner à voir. Et il y a les moments de nuit. Ces moments où l’on fait face à des silhouettes qui deviennent fantasmatiques. Dans la nuit, on s’immerge dans un autre monde. Sous la surface des lumières, l’univers entier est en suspens pour quiconque s’approche de ce peuple qui survit sur le bitume brillant. Pendant ces longues nuits, ce qui reste intact, c’est cette fureur dans leurs yeux, qui immobilise tous ces corps à la recherche de réconfort. Il n’y a pas de but. Pas de trajet précis, pas de destination, pas d’adresse, pas de lieu où le cauchemar peut s’arrêter. Ce qui reste, ce sont ces sons si particuliers la nuit. Ce sont des sons réconfortants pour celui qui ressent une profonde solitude, parce que les éclats sonores viennent en réalité combler une absence percée par tout un monde. Ce silence plombant laisse assez de place pour que ces âmes s’élèvent au-dessus de la surface des lumières un court instant. Il faut affronter tout ce que la nuit a de plus urgent. Ils errent dans ces rues vides, avancent puis s’arrêtent et continuent. Ils font des mouvements dans l’obscurité, devant des feux rouges la plupart du temps, signal de leur présence. L’un se confie en affichant un épais sourire qui disparaît progressivement :

«  J’ai vu beaucoup hein… Le plus difficile dans tout ça, c’est le froid. Parce que on n’est pas habitués. Chez nous comme ça, il fait pas trop froid. Mais là, le froid… Ça fatigue quand même. Donc quand je peux avoir l’hôtel le soir, c’est la fête ! Je suis venu à Paris, je voulais aller à l’école et avoir une vie normale quoi… Et je sais pas… Peut-être devenir un jour médecin. Parce que c’était mon rêve… Sauver des vies aussi, parce que moi aussi… On a été sauvés dans l’eau, au Maroc par la Croix-Rouge. C’était des gens qui risquaient leur vie pour nous aussi, parce que notre bateau était troué donc y avait de l’eau qui entrait… Et ça a commencé à couler, donc moi je n’oublierai pas, ça. » Malik, 15 ans

Un autre soir, je croise un jeune, particulièrement vulnérable. Son petit corps ne le porte plus. Il s’appuie sur ses pieds, la tête entre les mains, désemparé par l’obscurité de la nuit qui s’abat sur lui. Il s’approche de moi et reste à mes côtés un long moment. Il s’approche quand je m’éloigne, me fixe quand j’approche puis me confie :

« Je peux pas… Je peux pas dormir dans la rue comme ça, s’il vous plaît. Tout seul, là, comme ça… Mes parents ont été assassinés au pays… J’ai laissé mes petites sœurs… J’ai promis de… Ici avec moi. C’est pour ça que je suis à Paris… Mais là, le froid… » Ibrahim, 14 ans

Ceux qu’abritent cette ville sont aussi ceux qui envahissent son territoire visuel, quand, fortuitement, on prend le temps de les contempler. De se rapprocher, de les écouter. Parce que lorsque l’on part à la recherche de sens au travers des regards figés sous les lumières de la ville immédiatement, alors, s’enclenche un sentiment d’impuissance. C’est une force qui nous immobilise. Elle nous empêche de faire, de croire, de penser, de parler, de continuer. Parce qu’en définitive, rien ne fait sens. Rien ne fait sens à ce que l’on peut observer, à ce que l’on peut récolter comme témoignage, comme instantané, comme lien au réel. Tout se conjugue à l’incohérence. À l’injustice. À l’invisibilité. À l’anormalité. Au désespoir ambiant qui règne dans la ville la plus vivante du monde s’ajoute cette profonde solitude qui entaille nos consciences vives. Alors on délie les voix qui s’épaississent avec le temps qui presse. On s’arrête, là où tout impose de poursuivre, et on observe. Longuement. Jusqu’à ce que les signes de l’incohérence s’alignent. On enregistre, dans les moindres détails les salves de corps qui s’échouent sous les lampadaires. Qui appellent à l’aide des yeux en invoquant les cieux. Suspendus au moment, à se demander de quoi leurs rêves seront faits. Et c’est ce silence qui ronge. Qui bouffe. Qui impose. Qui irradie ces vertiges à la vue de ce panorama de la déchéance de notre humanité. Parce qu’en définitive les lumières de la ville, ce sont eux qui les allument. »

Voir l’article en ligne : comptoir.org