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On joue un jeu, tous ensemble

Publié le 4-08-2016

Source  : Le Courrier

Auteur : Rosenn Le Berre

« Oui, c’est fatigant d’entendre toujours les mêmes histoires, surtout quand elles ont été vendues avec le passeur dans un cynique package « voyage + histoire » : en t’emmenant en Europe, il te raconte un récit de vie que tu dois apprendre par cœur. Cette vie devient la tienne. Alors ces histoires, on les connaît.

Mais, en face de nous, il y a un jeune pour qui c’est le moment décisif. Celui où il faut convaincre les interlocuteurs – nous – qu’il est bien un mineur isolé étranger. La réalité des parcours de vie est souvent modifiée : il faut qu’elle s’adapte aux cases de l’administration, alors on la déforme pour la faire rentrer. On supprime des années de vie, car quand on a 25 ans et qu’on dit en avoir 16, il faut avoir préparé le coup. On dit que maman est morte alors qu’elle vit à dix kilomètres, car si maman est là, alors on n’est plus « isolé ». On dit qu’on s’appelle Boubakar alors qu’on s’appelle Ousmane, car le passeur vous refile l’acte de naissance qu’il a sous la main, il s’en fiche que ce ne soit pas votre nom. C’est un jeu très difficile et très dangereux. Il ne faut pas se tromper. Ne pas s’embrouiller. Alors, souvent, la panique envahit le bureau d’évaluation. Comme lors de l’entretien avec Adama.

Adama entre, la confiance en lui au ras de ses semelles. L’homme, plus âgé que moi, est angoissé. Il sait déjà qu’il y a peu de chances que « ça passe ». Il a 30, 35 ans peut-être, mais sûrement pas 15. Et il sue, tremble et bafouille. Sa parole ne tient pas en équilibre car les mensonges portés à bout de bras pèsent trop lourd. Elle est à deux doigts de basculer dans le vide. Ses mots sont des fourches qui rappent sur sa langue. Il ne sait plus ce qu’il faut dire.

« Tu avais quel âge quand tu as commencé l’école ? En quelle année ? Et quand tu as déménagé à Conakry, tu étais en quelle classe ? Tu avais quel âge ? Ton père est mort en quelle année ? Tu avais quel âge ? » Mes questions s’immiscent dans son cerveau comme des boulets de canon. Elles se cognent partout. Les mots ont chaussé des crampons. Ça lui crée un mal de tête terrible. Il s’était probablement préparé à cet entretien, pourtant. Tout le monde y avait sûrement été de ses conseils. « Tu dis que tu as 15 ans ; tu calcules bien tous les âges ; si tu as commencé l’école à 6 ans, du coup ça donne 2005 ; pour chaque question qu’ils te posent il faut calculer. » Ça paraissait simple hier et là ça ne l’est plus du tout.

C’est la première fois qu’il se retrouve dans un bureau face à deux Blancs à raconter sa vie. Quand il faut la déformer, cette vie, pour essayer d’avoir l’air d’être âgé de 15 ans, c’est encore plus difficile. Et terriblement violent. De sa vie, on efface ses enfants, sa femme. On prend la gomme et hop, quinze ou vingt ans de vie en moins. Sauf que la gomme n’efface pas les rides, la calvitie naissante, parfois les cheveux blancs. Elle n’efface pas non plus les attitudes. On sait quand on se parle entre adultes.

L’odeur de la transpiration envahit la pièce. C’est une lutte qui se joue et son corps est en train de le trahir. Tout ça me met mal à l’aise. Le système est mal fait. Pourquoi des hommes trentenaires viennent s’humilier devant moi, jouer l’adolescent qu’ils ne sont bien évidemment pas ? Pour trouver une place au chaud. Pour avoir l’estomac plein. Pour espérer avoir des papiers un jour. On serait prêts à tout, nous aussi.

Alors dans ces cas, on respecte la procédure. On pose toutes les questions habituelles, comme si on avait un adolescent en face de nous. Situation absurde, grotesque. On joue un jeu, tous ensemble. Bienvenue au grand théâtre du mensonge. Et on sait tous, au fond, qu’il risque d’y avoir un refus au bout de la procédure. A la fin de l’entretien, Adama est épuisé comme s’il avait couru un marathon. »

Voir en ligne : http://www.lecourrier.ch/141279/on_...